Les grandes chansons (Jean Richepin - La Mer / Clélia Bressat-Blum)
Pour venir à nous, la matière
A dû par coups multipliés
Engloutir en un cimetière
Des corps, des êtres par milliers
A travers ses métamorphoses
Tous ces êtres dont nous sortons
Contre les tourbillons des causes
Luttaient, éperdus, à tâtons
Se façonnant aux circonstances
Aux chocs, aux besoins, aux milieux
Mais toujours en efforts intenses
Toujours en marche vers le mieux
Lequel vaut mieux pour une race
D’avoir son germe dans le lit
Ou d’un vilain qui se décrasse
Ou d’un noble qui s’avilit
Quel est donc le lot le moins sombre
Quel est le destin le plus grand
D’être le feu qui sort de l’ombre
Ou celui que l’ombre reprend
L’antique genèse illusoire
A-t-elle autant de majesté
Que ces combats de l’infusoire
A l’assaut de l’humanité
Homme, relève donc la tête
Vers ton passé ne rougis point
D’avoir pour ancêtre la bête
Et même moins encore ce point
Perdu sous la mer primitive
Où jadis mécaniquement
Se forma la cellule active
Par un chimique accouplement
Se connaître en la nuit épaisse
Avoir retrouvé ce chemin
C’est la gloire de notre espèce
C’est la fleur de l’orgueil humain
C’est le prix de sa patience
De ses vœux enfin entendus
C’est vraiment l’arbre de la science
Nous livrant ses fruits défendus
C’est la rédemption nouvelle
Qui nous redresse les genoux
C’est le grand tout qui se révèle
En prenant conscience en nous
Partis des atomes infimes
Pour gravir jusqu’à ces hauteurs
C’est donc nous-mêmes qui nous fîmes
Et nous sommes nos créateurs.
Quel est donc le lot le moins sombre
Quel est le destin le plus grand
D’être le feu qui sort de l’ombre
Ou celui que l’ombre reprend
La grève des mots (Jean Richepin - La Bombarde / Joël Clément)
Un jour les mots m'ont dit : " Assez " !
A la fin nous sommes lassés
D'être toujours rapetassés
Pour habiller ton rêve
Grâce à lui, nous voici piteux
Ses caprices sont fous : c'est eux
Qui nous ont faits si loqueteux
Nous nous mettons en grève
Et les mots par noirs bataillons
Ceux en bure et ceux en paillons
Tous avec des corps de haillons
Ils ont pris leur volée
Et soudain mon rêve si beau
S'éteignit ainsi qu'un flambeau
Et ma tête fut un tombeau
De morte violée
Morte qui n'enfantera plus
Morte aux secrets appas pollus
Morte en proie aux mauvaises glus
Que fait le cimetière
Telle je te vis désormais
Et pour ce jour et pour jamais
O reine aimante que j'aimais
O ma pensée altière
Quant à mon rêve, au cher mignon
C'était au bout d'un lumignon
Avec sa mèche en champignon
Un flocon de fumée
Un très vague flocon flottant
Qui s'en allait dans un instant
Etre un rien et même pas tant
A ma vue embrumée
O mots, ô mes bons travailleurs
Pourquoi me fuir, est-ce qu'ailleurs
Vous trouverez des sorts meilleurs
Revenez vers et proses
Revenez mes gais ouvriers
Vous qui chantez, vous qui riez
Vous, qui du noir des encriers
Tirez roses si roses
Revenez. Ô peuple vivant
Sans qui je ne suis rien que vent
Sans qui ce que je vais rêvant
Ne peut prendre figure
Revenez, ô mots précieux
Par qui ma pensée a des yeux
Et des ailes dont s'ouvre aux cieux
L'infinie envergure
Et les mots, étant bons garçons
Sont revenus dans mes chansons
Mais pour les foutre à leurs façons
Libres, souvent même ivres
C'est pourquoi, soyez indulgents
Et ne faites pas les Jeans-Jeans
Si quelquefois ces braves gens
Parlent gras dans mes livres
Que tu sois putain ou pucelle (Jean Richepin - Mes Paradis / Jeanne Garraud)
Que tu sois putain ou pucelle,
Cœur de lys ou cœur d’artichaut,
Viens ça, ma fille, il ne m’en chaut,
Puisque ton beau rire étincelle.
Puisque ton beau rire étincelle.
Viens ça, ma fille, il ne m’en chaut,
Cœur de lys ou cœur d’artichaut,
Même laveuse de vaisselle,
Viens ! J’ai l’âme comme un cachot,
Triste et froide, et la tienne a chaud
Comme le creux de ton aisselle.
Comme le creux de ton aisselle.
Triste et froide, et la tienne a chaud
Viens ! J’ai l’âme comme un cachot,
Eteins le cierge ou la camoufle;
Bouge ou temple, mets le verrou;
Et dormons souffle contre souffle
Comme deux bêtes dans un trou.
Comme deux bêtes dans un trou.
Bouge ou temple, mets le verrou;
Et dormons souffle contre souffle
Que tu sois putain ou pucelle,
Cœur de lys ou cœur d’artichaut,
Viens ça, ma fille
Forains (Jean Richepin - Interludes / Clélia Bressat-Blum)
Éternuez dans les cuivres
Mouchez-vous dans les hautbois !
Je suis la femme de poids
Qui pèse quatre cents livres
Ceux qui paieront, toucheront.
Tout ça c’est du vrai vous dis-je.
Deux sous pour voir le prodige
Mon père était potiron
Des baquets sont ma vaisselle
Un bœuf ne me fait pas peur
Quatre barbes de sapeur
Se battraient sous mon aisselle
Nos beaux messieurs essaieront
D’entourer à trois mon ventre
Prenez vos places ! On entre,
Mon père était potiron
Dans mes désirs ridicules
Je voudrais prendre un époux
Mais les hommes sont des poux
Maigriots et minuscules.
Les gaillards qui brigueront
L’honneur de me rendre mère
N’ont qu'à me porter au paire
Mon père était potiron
Qui me prend pour ménagère
A celui-là je promets
Qu'il ne le sera jamais
Car je ne suis pas légère
Nos corps unis sembleront
La grande Opéra qui grouille
Notre enfant sera citrouille
Mon père était potiron
Puisqu’on va tous à la tombe
Lorsque j’irai là-dessous
Les asticots seront saouls
A bouffer cette hécatombe
Deux cents kilos pourriront
Mais de cette énorme graine
On verra jaillir un chêne
Mon père était potiron
Ouf ! J’ai fini ma réclame
Entrez-entrez mes amours
On ne voit pas tous les jours
Quatre cents livres de femme
Amenez ceux qui diront
C’est faux, quoi donc ? Comment ? Qu’est-ce ?
Ma mère était grosse caisse
Mon père était potiron
Ballade du ciel de lit (Jean Richepin - Mes Paradis / Joël Clément)
On boit quand on a soif. On mange
Quand on a faim. Il faut aussi
Se gratter où ça vous démange.
Vous m’entendez de reste. Aussi,
Sans avoir peur qu’on soit roussi
Dans un monde qui n’est point nôtre,
Amusez vous dans celui-ci.
Le ciel de lit vaut mieux que l’autre.
Quelle est cette volaille étrange
Qui plane en votre ciel transi ?
Il faut être ça pour être ange ?
Eh bien ! Je n’en veux pas, merci.
Mon ange est la garce. Et voici
Il ne plane pas, il se vautre,
Moins éthéré, mais plus farci.
Le ciel de lit vaut mieux que l’autre.
Mais il se vautre en pleine fange
Bah ! c’est là mon moindre souci
Quand mes draps sont sales j’en change
Essayez, ça m’a réussi.
Sans faire tant le rétréci,
Prenez une putain, la vôtre
Ou la mienne, et vous verrez si
Le ciel de lit vaut mieux que l’autre.
Prince, votre oeil s’est adouci
La nuit vient. Ah le bon apôtre !
Où courez-vous ? - Mais non. - Mais si.
Le ciel de lit vaut mieux que l’autre.
Ballade fraternelle (Jean Richepin - Mes Paradis / Joël Clément)
Vous, mes frères, tas de larrons
Ce vieux sol, commune patrie
A nous l’arracher nous mourrons
Toujours l’humanité meurtrie
Par l’humanité saigne et crie
Mais, brute, homme, ô singe barbu
Ta propriété c’est flouerie
L’air que tu bois, d’autres l’ont bu
N’importe ! Au rire des clairons
La guerre souffle sa tuerie
En vain rêveurs nous espérons
De notre voix douce qui prie
Arrêter l’atroce furie
Jamais son cheval n’est fourbu
Mais pourquoi cette boucherie
L’air que tu bois, d’autres l’ont bu
En ce monde où nous passerons
Comme une ombre sur la prairie
Que nous soyons gueux ou barons,
Rien de personne n’est l’hoirie
Ni l’eau que le fleuve charrie
Ni les prés au tapis herbu
Ni la céleste orfèvrerie
L’air que tu bois, d’autres l’ont bu
Prince, il faut que la paix sourie
Aux fils de la même tribu
Elle est à tous l’aube fleurie
L’air que tu bois, d’autres l’ont bu
Ballade paresseuse (Jean Richepin - Mes Paradis / Joël Clément)
A l’oeuvre ! A la peine ! Au travail !
pas de relâche, pas de somme.
Sue en gros et sue en détail
Fonds comme une boule de gomme
Le travail est la loi de l’homme
La dignité du genre humain
Mais on est plus heureux en somme
Quand on a un poil dans la main
Sois paysan et mangeur d’ail
Epicier, poète, astronome
Pêcheur d’étron ou de corail
De quelque nom que l’on te nomme
Tu n’es qu’une bête de somme
Même toi le pape romain
Et rien n’est agréable comme
Quand on a un poil dans la main
Eh ! Laisse là ton attirail
Et l’affreux devoir qui te somme
De te meurtrir le poitrail
Tout ça ne vaut pas une pomme
De ta sueur sois économe
Et couche-toi sur le chemin
Puisque tout chemin mène à Rome
Quand on a un poil dans la main
Prince, ma ballade t’assomme
Et moi ? C’est dur jusqu’à demain
De chercher des rimes en omme
Quand on a un poil dans la main
Joli Navire (Jean Richepin - La Mer / Rémo Gary)
C’est la blonde et la brune
Et la châtaigne aussi,
Et celle en clair de lune
Qui a le poil roussi.
Quand le marin arrive,
Il trouve en dérivant
Leur proue éveillative,
Les deux bossoirs au vent.
Chantons des quilles
Et dansons du gosier !
Faut la gargousse à l’obusier.
Y’a de belles filles
Dans la ville de Bordeaux
A mettre sur le dos.
Leur carène gentille ,
Qui navigue au plus près,
Semble par l’écoutille
La soute aux vivres frais.
Leur nase est un guibre,
Leur œil un écubier;
L’arrière est de calibre,
La pompe est sans pompier.
Chantons des quilles...
C’est un joli navire
Qui vire à l’abandon,
Et jamais ne chavire
Que sur fond d’édredon.
Il a mât de misaine,
Artimon et beaupré,
Des voiles à la douzaine
Pour voguer à son gré.
Chantons des quilles...
Mais pour qu’il se dispose
A nager grand format,
Il lui manque une chose,
Il lui manque un grand mât.
Plante-lui dans la coque
Ce grand mât qu’on lui plaint,
Alors il se déroque
Et vire au large en plein.
Dans la ville de Bordeaux
A mettre sur le dos.
Et quand il appareille
Dans la rade des lits,
La secousse est pareille
Au rouler du roulis.
La vieille (Jean Richepin - La Mer / Clélia Bressat-Blum)
Elle est plus vieille que la terre
Elle a le corps flasque et flottant
Elle râle. C’est un mystère
Qu’étant pareille on l’aime tant.
Elle a des balafres, des rides
Des cheveux et des poils tout blancs
On meurt sur ses tétons arides
Sans pouvoir engrosser ses flancs
Elle est la vieille et folle gueuse
Qui raccroche les pubertés
Aux coups de sa croupe fougueuse
Entre ses genoux écartés.
Pourquoi dire qu’elle est colère
La voici douce et sans brisants,
Obéissante et qui tolère
Les coups d’un mousse de dix ans
Pourquoi dire qu’elle est féline
Barques légères, bateaux lourds,
Sans griffer elle vous câline
Entre ses pattes de velours
Ses vagues ont des langues vertes
Dardant leur bave vers le ciel
Puis baillent en gueules ouvertes
Aux babines couleur de fiel
Ses galets qui roulent sans trêve
Au bord de son gosier béant
Font cataracter sur la grève
Des vomissures de géant
Ses roches aux dents carnassières
Où s’étripent les matelots
Ont l’air de lubriques sorcières
Retroussant leurs jupons des flots.
Et puis après ! pourtant je t’aime
O vieille enjôleuse et je veux
T’avoir malgré mon anathème
Et me rouler dans tes cheveux
Je veux ta chair enveloppante
Tes baisers chatouillants et longs
Ta caresse qui vous serpente
De la nuque jusqu’aux talons
O divine génératrice
De qui tous nous sommes sortis
Et qui nous rouvre ta matrice
Amoureuse de tes petits
O vieille, vieille d’où ruisselle
Toute jeunesse incessamment
Vieille catin toujours pucelle
Dont l’homme est le fils et l’amant.
Les mômes (Jean Richepin - La Chanson des Gueux / Joël Clément)
Les marchands de marrons allument leurs fourneaux
Aux encoignures des mastroquets, dans les brumes
Voici le cri de la vendeuse de cerneaux
Annonçant l’hiver et ses rhumes.
Les petits va-nu-pieds qui n’ont pas de logis
Aux fourneaux à marrons viennent chauffer leurs pattes
Et la porte de feu met sur leurs nez rougis
Des rayonnements de tomates.
Quand le vieux savoyard tourne ses gros yeux ronds
Pour voir ce qui se passe au fond de la boutique,
Les petits effrontés lui chipent des marrons
A la barbe de la pratique.
Puis ils vont. O vendeuse au regard peu subtil,
Te filouter, pendant qu’à causer tu t’arrêtes
Des cerneaux qui leur font les doigts noirs comme s’ils
Avaient fumé cent cigarettes.
Entre eux, ils sont un peu frères, un peu cousins
Aussi dénichent-ils des gosses, des petites,
Qu’ils envoient mendier en guettant les roussins
Pour se payer deux ronds de frites.
C’est leur dîner. Et comme il faut boire en mangeant,
Comme ils adorent boire à la fraîche, à la glace
Comme ils ne veulent pas dépenser leur argent
Ils ingurgitent du Wallace.
Car ils ont de l’argent, les mômes sans taudis.
Comment ? C’est leur affaire, ils se fichent du code
Et volent pour pouvoir du haut du paradis,
Rigoler au drame à la mode
Non qu’ils déboursent rien pour entrer car ils font
Leur contremarque aux gens qui sortent; mais leur braise
Leur sert à se payer un vague carafon
De limonade calabraise
A minuit, l’estomac creusé, les yeux pesants
Refumant les mégots jetés près du théâtre
Ils iront retrouver leurs femmes de douze ans
Qui couchent dans les fours à plâtre
Ces mômes corrompus, ces avortons flétris
Cette écume d’égout, c’est la levure immonde
De ce grand pain vivant qui s’appelle Paris
Et qui sert de brioche au monde.
Mon verre est vidé (Jean Richepin - La Chanson des Gueux / Rémo Gary - Michel Sanlaville)
Dans un verre de Bohême
Creux comme un ravin
J’ai versé du vin que j’aime
J’ai versé du vin
Mon estomac peu sévère
S’en est inondé
J’avais du vin plein mon verre
Mon verre est vidé
Le vin fumeux de la gloire
Tenta mon cerveau
Et je voulus aussi boire
De ce vin nouveau
Ce vieux tonneau qu’on révère
Je l’ai débondé
En songe il remplit mon verre
Mon verre est vidé
L’amour est une piquette
Qui mord le palais
Or je m’en suis mis en quête
Du bouge au palais
Effeuillant la primevère
Dans ce vin fraudé
J’ai bu l’amour à plein verre
Mon verre est vidé
Loin des chants et des vacarmes
Dans un coin bien clos
J’ai fait du vin de mes larmes
Et de mes sanglots
Mis en croix sur un calvaire
De fiel transsudé
J’ai bu sans pâlir mon verre
Mon verre est vidé
Après tant de boissons vaines
Que boire à présent
Reste le sang de mes veines
C’est du mauvais sang
N’importe je persévère
De mon cœur ridé
Le sang pleure dans mon verre
Mon verre est vidé
N’importe je persévère
De mon cœur ridé
Le sang pleure dans mon verre
Mon verre est vidé
Le sang pleure dans mon verre
Le sang pleure dans mon verre
Le sang pleure dans mon verre
Les oiseaux de passage (Jean Richepin - La Chanson des Gueux / Georges Brassens)
C’est une cour carrée et qui n’a rien d’étrange :
Sur les flancs, l’écurie et l’étable au toit bas :
Ici près, la maison : là-bas au fond la grange
Sous son chapeau de chaume et sa jupe en plâtras.
Le bac, où les chevaux au retour viendront boire,
Dans sa berge de bois est immobile et dort.
Tout plaqué de soleil, le purin à l’eau noire
Luit le long du fumier gras et pailleté d’or.
Loin de l’endroit humide où gît la couche grasse
Au milieu de la cour, où le crottin plus sec
Riche de grains d’avoine en poussière s’entasse
La poule l’éparpille à coups d’ongles et de bec.
Plus haut entre deux brancards d’une charrette
Un gros coq satisfait, gavé d’aise, assoupi,
Hérissé, l’œil mi-clos recouvert par la crête,
Ainsi qu’une couveuse en boule est accroupi.
Des canards hébétés voguent, l’œil en extase
On dirait des rêveurs, quand soudain, s’arrêtant
Pour chercher leur pâture au plus vert de la vase
Ils crèvent d’un plongeon les moires de l’étang.
Sur le faîte du toit, dont les grises ardoises
Montrent dans le soleil leurs écailles d’argent,
Des pigeons violets aux reflets de turquoise
De roucoulements sourds gonflent leur col changeant.
Leur ventre bien lustré, dont la plume est plus sombre,
Fait tantôt de l’ébène et tantôt de l’émail,
Et leurs pattes, qui sont rouges parmi cette ombre,
Semblent sur du velours des branches de corail.
Au bout du clos bien loin, où vont paître les oies,
Et vaguer les dindons noirs comme des huissiers
Oh ! qui pourra chanter vos bonheurs et vos joies
Rentiers, faiseurs de lard, philistins, épiciers ?
Ô vie heureuse des bourgeois, qu’avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne,
Ça lui suffit, il sait que l’amour n’a qu’un temps.
Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir, il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : “c’est là que je suis née
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir.”
Son devoir ! C'est-à-dire elle blâmait les choses
Inutiles, car elle était d’esprit zélé :
Et, quand des papillons s’attardaient sur des roses,
Elle cassait la fleur et mangeait l’être ailé.
Elle a fait son devoir ! C'est-à-dire que oncques
Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.
Elle ne sentit pas lui courir sous la plume
De ces grands souffles fous qu’on a dans le sommeil,
Pour aller voir la nuit comment le ciel s’allume
Et mourir au matin sur le cœur du soleil.
Et tous sont ainsi faits, vivre la même vie
Toujours, pour ces gens-là, cela n’est point hideux.
Ce canard n’a qu’un bec, et n’eut jamais envie
Ou de n’en plus avoir, ou bien d’en avoir deux.
Aussi comme leur vie est douce, bonne et grasse !
Qu’ils sont patriarcaux, béats, vermillonnés,
Cinq pour cent ! quel bonheur de dormir dans la crasse,
De ne pas voir plus loin que le bout de son nez !
N’avoir aucun besoin de baiser sur les lèvres,
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Posséder pour tout cœur, un viscère sans fièvres,
Un coucou régulier et garanti dix ans !
Oh ! les gens bienheureux ! Tout à coup, dans l’espace,
Si haut qu’il semble aller lentement d’un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !
Les pigeons, le bec droit, poussent un cri de flûte
Qui brise les soupirs de leur col redressé
Et sautent dans le vide avec une culbute.
Les dindons d’une voix tremblotante ont gloussé.
Les poules picorant ont relevé la tête.
Le coq, droit sur l’ergot, les deux ailes pendant,
Clignant de l’œil en l’air et secouant la crête,
Vers les hauts pèlerins pousse un appel strident.
Qu’est-ce que vous avez, bourgeois ? Soyez donc calmes.
Pourquoi les appeler, sot ? Ils n’entendront pas.
Et d’ailleurs eux qui vont vers le pays des palmes,
Crois-tu que ton fumier ait pour eux des appas ?
Regardez les passer ! Eux ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,
Et bois et mers et vents, et loin des esclavages.
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons.
Regardez-les ! Avant d’atteindre la chimère
Plus d’un l’aile rompue et du sang plein les yeux,
Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femmes et mère,
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.
Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir volailles comme vous.
Mais ils sont avant tout des fils de la chimère,
Des assoiffés d’azur, des poètes, des fous.
Ils sont maigres meurtris, las, harassés. Qu’importe !
Là-haut chante pour eux un mystère profond.
À l’haleine du vent inconnu qui les porte
Ils ont ouvert sans peur leurs deux ailes. Ils vont.
La bise contre leur poitrail siffle avec rage.
L’averse les inonde et pèse sur leur dos.
Eux dévorent l’abîme et chevauchent l’orage.
Ils vont, loin de la terre, au-dessus des badauds.
Ils vont par l’étendue ample, rois de l’espace.
Là-bas ils trouveront de l’amour, du nouveau.
Là-bas un bon soleil chauffera leur carcasse
Et fera se gonfler leur cœur et leur cerveau.
Là-bas, c’est le pays de l’étrange et du rêve.
C’est l’horizon perdu par-delà les sommets,
C’est le bleu paradis, c’est la lointaine grève
Où votre espoir banal n’abordera jamais.
Regardez les, vieux coq, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu’eux,
Et le peu qui viendra d’eux à vous c’est leur fiente
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.
Berceuse (Jean Richepin - La Chanson des Gueux / Gustave Michiels)
Le vent pince et la neige mouille
Berçant, bercé
C’est pas pour nous qu’est la pot-bouille
Ni le bon pichet renversé
Berçant, bercé
Bercé grenouille
Dors mon fieu dors, bercé, berçant
Fait froid dehors
Ça glace le sang
Mais y’a d’chez soi
Qu’pour ceux qu’a d’quoi
Ton bedon est vide et gargouille
Berçant, bercé
Dans un chez soi on a d’la houille
Ou du bois d’automne ramassé
Berçant, bercé
Bercé grenouille
Dors mon fieu dors, bercé, berçant
Fait froid dehors
Ça glace le sang
Mais y’a d’chez soi
Qu’pour ceux qu’a d’quoi
J’aurions seul’ment un p'tit feu d’mottes
Berçant bercé
T’y chauff’rais petons et menottes
Et ton derrière d’ange tout gercé
Berçant bercé
Bercé marmotte
Dors mon fieu dors, bercé, berçant
Fait froid dehors
Ça glace le sang
Mais y’a d’chez soi
Qu’pour ceux qu’a d’quoi
Not’ maison à nous c’est ma hotte
Berçant bercé
Et l’vieux jupon qui t’emmaillote
Jusqu’à ta chair est traversé
Berçant bercé
Bercé marmotte
Dors mon fieu dors, bercé, berçant
Fait froid dehors
Ça glace le sang
Mais y’a d’chez soi
Qu’pour ceux qu’a d’quoi
L’homme aux grillons (Jean Richepin - La Bombarde / Jeanne Garraud)
L’un allait par les sillons
Ouïr chanter les grillons
L’autre restait au logis
Devant ses chenets rougis
L’un mangeait seul en marchant
Le fruit tombé dans le champ
L’autre avec ses gens autour
Bâfrait trois repas par jour
L’un et l’autre ils ont aimé
La petite Brin-de-Mai
Brin-de-Mai de ci de là
Entre les deux balança
L’un pour s’endormir avait
Le lit du sol pour chevet
L’autre pionçait en flemmard
Dans le creux chaud d’un plumard
Le gras dit : “ Mon lit profond
Dans quel bon somme on s’y fond ”
Le maigre dit : “ On dort moins
Mais on rêve dans les foins ”
L’un et l’autre ils ont aimé
La petite Brin-de-Mai
Brin-de-Mai de ci de là
Entre les deux balança
Brin de Mai de ci de là
Entre les deux balança
Le gras dit : “ Regarde un peu
Quel grand pot bout sous mon feu ”
Le maigre riposta : “ Oui
Mais pas de grillons chez lui ”
“ Viens avec moi ” dit le gras
“ Tout ce que j’ai tu l’auras ”
Le maigre dit : “ Sache bien
Qu’avec moi tu n’auras rien ”
L’un et l’autre ils ont aimé
La petite Brin-de-Mai
Brin-de-Mai de ci de là
Entre les deux balança
Brin-de-Mai de ci de là
Entre les deux balança
Avec l’un c’était la paix
La richesse et les respects
Avec l’autre rien de coi
Mais aussi je ne sais quoi
Ce je ne sais quoi pourtant
Lui sembla seul important
Telle sans plus sa raison
De fuir la belle maison
Dit : “ Comme on doit s’ennuyer
Pas de grillons au foyer ”
Ajouta : “ Tout le restant
C’est beaucoup mais est-ce tant ”
Dit encore : “ S’aimer joyeux
Voilà ce qui vaut le mieux ”
Et gaiement par les chemins
Des hasardeux lendemains
Les yeux pleins de papillons
A suivi l’homme aux grillons
Les yeux pleins de papillons
A suivi l’homme aux grillons
A suivi l’homme aux grillons
A suivi l’homme aux grillons
Vive l’eau (Raoul Ponchon - La Muse au cabaret / Clélia Bressat-Blum)
Je t’ai maudite bien des fois
Eau du ciel en mon ignorance
N’ayant guère de déférence
Sinon pour le vin que je bois
Ce soleil qui nous tyrannise
Certes, fera du vin coté
Mais plus nombreux il eût été
S’il eût plus plu, qu’on se le dise
Hélas cette eau nous fait défaut
Depuis la saison printanière
Et pourtant de toute manière
Il faut de l’eau, si trop n’en faut
Sans eau, que deviendrait la vigne
Vive la vigne mes amis
Rien que d’y penser j’en blêmis,
Et du même coup, je me signe
Sans eau, l’on verrait avant peu
Ses gracieuses branches tortes
Ainsi que des couleuvres mortes
Se vider sous un ciel de feu
Sans eau plus de rouges automnes
Partout en France, c’est la nuit
Plus de vendanges, tout est cuit
Plus de vin chantant dans les tonnes
Adieu les fastueux coteaux
Pourpre et or ainsi que des chapes
Autour des ceps, non plus des grappes
Que sur des manches de couteau
Plus de cabarets sous les treilles
Et que boiriez-vous dites-moi
Ivrognes de malheur. Et quoi
Mettriez-vous dans les bouteilles
Crions donc en chœur, vive l’eau
L’eau dont le bon soleil lui-même
Consent à faire son carême
Pour nous la rendre en picolo
Vive l’eau courante des fleuves
L’eau qui sommeille au fond des puits
La rosée intime des nuits
La pluie animant les fleurs neuves
Vive l’eau des lacs, des ruisseaux
L’eau des fontaines, l’eau des sources
Où la nuit vont boire les ourses
Et le jour les petits oiseaux
Vive l’eau, là-bas vers les saules
Qui baigne avec amour les lis
Et les roses de nos Philis
C’est même un de ses plus beaux rôles
Oui que l’eau vive à tout jamais
Je sais qu’elle se meurt de honte
D’être l’eau, mais au bout du compte
La malheureuse n’en peut mais.
Il faudrait être plein de vice
Pour ne point la prendre en pitié
Moi qui ne l‘aime qu’à moitié
Comme elle rend quelque service
Je jure sur mon lavabo
Devant le seigneur qui m’écoute
D’en boire parfois une goutte
Quand il pleuvra sur mon tombeau
Au coin du feu (Jean Richepin - Les Caresses / Jeanne Garraud)
Rappelle-toi du mois d’antan qu’il fit si froid
Tout le monde a souffert de ce cruel décembre
Notre amour cependant y vécut comme un roi
Tant son large soleil chauffa bien notre chambre
Nous nous moquions du froid et du temps qu’il faisait
Ayant capitonné de baisers notre geôle
Au feu de notre cœur, plus rouge qu’un creuset
Nous aurions fait flamber les banquises du pôle
Parfois nous regardions les floraisons du gel
Au jardin de la vitre où croît l’arbre de givre
Tout était blanc dehors, les champs, les toits, le ciel
Rien qu’à voir ce linceul, nous nous sentions mieux vivre
Bougonnant se mouchant, toussant, crachant, couvert
D’un grand feutre de neige avec des plumes grises
Parmi les aboiements des dogues de l’hiver
Du pays de l’onglée arrivait Jean des Bises
Mais nous faisions la nique à ses cheveux poudrés
Et quand à la fenêtre il nous jetait sa laine
Nous lui disions: entrez, vieux gueux quand vous voudrez
Votre nez de glaçons fondra sous notre haleine
Et jusqu’au jour plus tiède, où le carreau terni
Eut laissé couler l’eau de nos blanches écailles
Pelotonnés au fond de notre amoureux nid
Nous avons toujours eu bien chaud comme deux cailles.
Je suis client chez Richepin (Rémo Gary)
Salut mon inventeur de pôle
Salut, le montreur de grande ourse
J’ai lu par-dessus ton épaule
L'océan qui a fait ma source
J’ai fait mon trou sur ton lopin
J’ai pris du poil, et de la graine
Qui me servent à faire le lapin
De garenne
Je suis client chez Jean Richepin
J’ai bu tes mots à la fontaine
Appris le parler paysan
Compris le plaisir, le blasphème,
La peau, la sueur et le sang
Que j’avais plus de corps que d’âme
Qu’il fallait comme un turlupin
Attraper son couteau à pain
Par la lame
Je suis client chez Jean Richepin
J’ai truandé tes mots fougueux
J’ai appris à écrire debout
Fauché cent fois le champ des gueux
Qui ne joignent pas les deux bouts
Chanté qu’on naissait de la tourbe
Que dieu c’est du perlimpinpin
Que croire à un autre jaspin
Était fourbe
Je suis client chez Jean Richepin
Mon arrière grand-père de chevet
Le grand folio que je butine
Quand je sais pas bien où je vais
Le raccourci où je piétine
Salut, mon engreneur de source
Salut, mon arrière grand-copain
Qui me tient lieu de calepin
Pour mes courses
Je suis client chez Jean Richepin