Je suis comme un tailleur de pierre rendant hommage à Rodin, un peintre en lettres barbouillant pour Matisse, un marmiton invitant à sa table un des Troigros ou les trois à la fois. Là je précède les pas d’un dont je n’ai pas la pointure. Mais qui me l’a demandé.
Un jour ma route a croisé la sienne, à Saint-Julien-Molin-Molette, dans le Pilat, lors d’un festival dédié aux oiseaux rares. Il était un de ces volatiles, à partager ses mots, les triturer en public, leur faire rendre gorge avant de les relâcher, avant qu’ils ne se rassemblent et s’assemblent autrement, en de multiples combinaisons, savantes ou populaires. J’étais le gazetier du coin, angoissé. Car comment relater, à l’heure des tartines qu’on trempe dans le café, après deux faits d’hiver, trois méfaits d’été et les rapports du loto, cet artiste singulier qui fait suer les mots, qui les prend au garrot ? Étrange exercice. Échange de mots, trafic d’émotions, commerce du verbe entre celui qui tente de le dompter et celui qui instruit le lendemain du lecteur, dans la minuscule case culture coincée entre foot et météo. Ce Gary m’a surpris, interpellé, intrigué. Séduit au-delà de ses mots. Hasard ou destinée, nos chemins n’ont cessé alors de se recouper, quelque que soit le lieu, la scène ou le support de publication, au local de Barjac comme au national qui fait Chorus.
J’ai beau désormais le connaître, un peu, beaucoup, passionnément, Rémo Gary m’est toujours énigme, intrigue, type pas comme les autres. Je n’ose m’imaginer l’alchimie de son écriture, ses alambics d’expression, ses cornues tortueuses filtrant le vocabulaire et ses possibles déclinaisons. Je dis je n’ose mais serais curieux de. Être petite souris prélevant ma part de grimoire, de vers parcheminés, de fiévreux manuscrits…
Je n’ai par devant moi que ses chansons jamais satisfaites, toujours en recherche, questionnant les mots, en cherchant la racine, l’histoire et les anecdotes, les culbutant, les forniquant, accouchant d’eux d’autres sens tirés d’un lointain passé ou d’un proche avenir… Déjà du bonheur.
Mais se limiter à pétrir les mots c’est un peu nous rouler dans la farine. Gary fait son du sens et sens du son. Ses doigts travaillent tout autant nos vieilles idées, nos espoirs, nos utopies, que cette combinaison de vingt-six lettres qui les exprime tant bien que mal. En allant au-delà de lui, Gary va au-delà de nous, se surpasse en nous aidant à nous dépasser. Plus qu’un tambouilleur de mots, il est agitateur d’idées, subversif.
Par cette Lune entre les dents, il continue de tracer sa voie, de filer sa voix. Avec, cette fois-ci, la crème des amis qui, chacun, chacune, lui a ourdi des notes, brodé des portées, mis au chaud ses mots. Gary est un insatiable partageur : normal qu’on lui rende mots pour note, note pour mots. Des mots qui appellent aussi l’encre d’imprimerie, la coupe fraîche du papier sous l’intraitable massicot, l’art de la brochure. Le livre, enfin. Grand luxe pour ce présent opus : c’est ainsi qu’il se présente. Au plaisir de l’écouter, on ajoutera celui de palper Rémo Gary.
Je n’ai pas l’obsession de savoir qui est le plus grand de la chanson, ce qui du reste n’a pas grande importance. Mais il me semble que la trace de certains est plus ancrée encore. A force de labourer profond, Gary Garraud rend visible sa petite œuvre, sa petite entreprise, la fait grandir. Bien sûr, pour le savoir, il faut prendre un peu de hauteur. Comme ces tumulus, comme ces agroglyphes, cercles de culture dans les champs de blé, de lin ou de colza, qu’on ne voit que d’en haut. Rémo trace pareillement dans la chanson, d’une étonnante plume, d’une superbe calligraphie.
Michel Kemper - journaliste chanson